Trois récits collectifs et deux pièges

Nous sommes forgés par des récits collectifs. Joanna Macy en distingue trois. Lesquels résonnent pour vous ?

Les êtres humains font partie de la Nature. Cela semble si évident que nous pouvons nous demander comment nous nous sommes considérés comme une partie séparée. Nous reconnaissons maintenant comment nos actions impactent notre environnement et comment nous-mêmes sommes directement touchés en retour. Cela signifie-t-il que nous ne sommes qu’un type d’êtres vivants parmi d’autres au sein de la toile de la vie ? Peut-être… ou peut-être pas. Il semble y avoir une chose qui nous rend un peu spéciaux et différents des autres animaux, plantes, arbres ou pierres : la capacité de créer, de croire et de suivre des récits collectifs. Permettez-moi de citer ici Yuval Noah Harari

« La fiction nous a permis non seulement d’imaginer des choses, mais de le faire collectivement. (…) Toute coopération humaine à grande échelle – qu’il s’agisse d’un État moderne, d’une église médiévale, d’une cité antique ou d’une tribu archaïque – repose sur des mythes communs qui n’existent que dans l’imagination collective des gens. (…) Tous les autres animaux utilisent leur système de communication pour décrire la réalité. Nous utilisons notre système de communication pour créer de nouvelles réalités. (…) Pourtant, rien de tout cela n’existe en dehors des histoires que les gens inventent et se racontent mutuellement. Il n’y a ni dieux, ni nations, ni argent, ni droits humains, sauf dans notre imagination collective. »

Ainsi, si nos récits collectifs peuvent produire notre réalité intérieure et impacter notre comportement, lesquels dominent au hit-parade sur cette planète ? Joanna Macy met en évidence trois d’entre eux dans ses livres.

Le premier récit est toujours très puissant et populaire. Nous pouvons l’appeler « Business as usual – Les affaires continuent » ou « la société de croissance ». Croire en ce récit peut nous pousser à mener une vie rythmée par nos achats, à travailler pour obtenir de meilleures performances que le mois précédent, à profiter du pouvoir de distraction généré par les innombrables écrans qui nous entourent.

Le deuxième récit est de plus en plus présent à mesure que nous sommes confrontés aux limites des ressources naturelles de notre planète. Nous pouvons l’appeler « le grand effondrement » ou « Nous allons tous crever ! ». Cela peut être considéré comme une reconnaissance que notre situation est devenue extrêmement alarmante lorsque nous faisons face aux faits et aux chiffres fournis par les scientifiques depuis plusieurs décennies.

Le troisième récit englobe l’existence des précédents et pourrait être crucial pour notre avenir car il change notre posture. Joanna Macy l’appelle le Changement de Cap (Great turning) et c’est l’histoire d’une transition vers une société qui soutient la vie. Plutôt que de risquer la paralysie ou l’énergie du désespoir provoquées par le deuxième récit, le Changement de cap est une invitation à reconnaître l’opportunité d’évolution dans la période actuelle.


Je reconnais profondément l’importance du Changement de cap car il contient l’idée d’un chemin nécessaire. En fait, il suscite un mouvement et renforce ainsi mon acceptation de ce qui est et ma détermination à avancer vers ce qui pourrait être. Les pratiques du Travail qui Relie nous aident à nous engager et à trouver notre voie pour participer.

Cependant, à mon avis, le modèle des trois récits peut conduire à deux pièges si nous ne sommes pas assez vigilants. Lesquels ? Avez-vous déjà remarqué à quel point nous sommes rapides à classer les gens dans des catégories : les blonds, les complotistes, les influenceurs, … 

Alors voici le premier piège : nous pourrions facilement penser que les gens peuvent être divisés en 3 catégories, en fonction du récit qu’ils suivent : les consommateurs aveugles, les survivalistes, les activistes par exemple. En faisant cela, nous nourrissons l’énergie de la division et de la polarisation. Nous appauvrissons la complexité et la beauté humaines en simplifiant à outrance, nous nous déconnectons au lieu de nous reconnecter.

Je vois un deuxième piège logique : penser qu’un récit est supérieur aux autres. En faisant cela, nous revenons à la hiérarchisation, ce qui mène au mépris, à la vanité et encore une fois à la déconnexion. De plus, si nous combinons les deux pièges, nous risquerions de conclure que les personnes portant l’étiquette du Changement de cap sont supérieures.

Permettez-moi de suggérer une autre façon de voir cela : les trois récits ont tous leur place dans nos pensées. Pourquoi ? Parce que chacun d’eux contient une partie utile et un danger. Vraiment  ? Regardons cela de plus près ! Nous avons déjà mentionné certains dangers du récit «Business as usual». D’un autre côté, on ne peut pas imaginer que l’acte d’achat soit automatiquement lié à la culpabilité et à la honte. Il y a des gens qui utilisent leurs talents pour créer et fabriquer des choses. Comment cela pourrait-il être mal à chaque fois que nous achetons quelque chose ? Ainsi, développons une sobriété naturelle, choisissons en conscience ce que nous décidons d’acheter et ressentons la gratitude lorsque nous acquérons quelque chose de nouveau.

Et le deuxième récit ? Il y a quelques années, je suis allée à une conférence pour mieux comprendre la situation planétaire. Ce qui a été expliqué et montré pendant cette soirée m’a plongé dans un immense désespoir pendant un certain temps. Bien sûr, le deuxième récit peut provoquer des attitudes de repli au lieu de cultiver la solidarité. D’un autre côté, il peut nous aider à anticiper et à mieux nous préparer à affronter ensemble les crises actuelles et à venir, car nous reconnaissons leur réalité et leur gravité.

Considérons maintenant le troisième récit, « Le Changement de cap ». L’implication positive semble évidente, alors quel danger pourrait survenir ? Eh bien, si je commence à croire que seul le 3ème récit doit être considéré, je me différencie des autres, je pourrais commencer à me voir comme la personne qui détient la vérité. Je pourrais même me déconnecter des deux autres parties en moi qui m’aident à ressentir de la gratitude pour la beauté de la création et la capacité à anticiper le danger.

Les trois récits ne devraient pas conduire à la différenciation et à la catégorisation. Ils forment un tout, un système. Ils nous aident à progresser dans la conscience et à embrasser notre ambiguïté humaine. Nous pouvons ainsi prendre conscience de nos besoins et de nos luttes et décider de nos récits intérieurs. D’ailleurs, il peut y avoir un moyen simple de reconnaître si ce que nous nous racontons nourrit la Vie : en observant si cela active la joie intérieure. Si nous commençons à ressentir cette énergie positive intérieure, nous renforcerons probablement notre espoir et notre action pour un avenir durable. Car en fait, l’espoir n’est pas une pensée passive et chimérique, comme l’explique Jane Goodall dans son dernier livre :

« L’espoir est ce qui nous permet de continuer face à l’adversité. C’est ce que nous désirons voir se produire, mais nous devons être prêts à travailler dur pour que cela se réalise. »


Annick Wagner

Ouvrage cités :

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